VERS UN NOUVEL EMPIRE RUSSE, DU GOLFE DE GUINÉE À LA MER ROUGE ?
CDD 79
VERS UN NOUVEL EMPIRE RUSSE DU GOLFE DE GUINEE A LA MER ROUGE ?
La dissolution de l’Assemblée nationale qui a suivi les résultats des élections européennes, a non seulement fait immédiatement oublier ces résultats mais a aussi logiquement focalisé notre attention encore davantage sur la France. Pour les trois semaines à venir, la politique politicienne va reprendre tous ses droits. Mais à avoir les yeux trop fixés sur nous-mêmes, on en oublie ce qui se joue ailleurs. Car Poutine sort doublement conforté par ces élections européennes. Il est en effet renforcé par la vague brune s’étendant désormais non seulement en France mais aussi en Europe. Mais il est aussi plus présent que jamais en Afrique. Le récent déplacement de son ministre des Affaires étrangères Serguei Lavroff, en est la meilleure illustration. Les quatre pays visités sont tous francophones (ou censés l’être), ce qui n’est certainement pas un hasard à l’heure de l’effacement progressif de la France du continent. Et, à voir les égards avec lesquels il a été reçu, dignes d’un chef d’État, il y a lieu de penser que la diplomatie poutinienne gagne de plus en plus de terrain sur le continent africain. Contre la France, contre l’Europe, plus généralement contre l’Occident.
Guinée : le retour d’une vieille amitié
Depuis Sékou Touré, on le sait, les liens entre la Guinée et l’URSS ont toujours été forts et le demeurent avec la Russie. Notamment en ce qui concerne la formation des militaires, et donc une bonne partie de ceux qui constituent aujourd’hui la junte. Mais avec Lavroff, c’est d’abord l’économie qui importait.
La bauxite et ses opérateurs russes (dont Rusal) furent au cœur des échanges. Non seulement les Russes importent le minerai guinéen sans transformation préalable et maitrisent donc la valeur ajoutée, mais en outre ils possèdent les voies de chemin de fer qui conduisent de la mine au port de Conakry. Certes, ils concèdent aux Guinéens le droit d’emprunter leurs rails pour une desserte civile mais ces derniers voudraient davantage. De même les Russes sont propriétaires du terrain et des locaux de leur ambassade à Conakry, alors que les Guinéens ne sont que locataires à Moscou pour leur propre ambassade. Ces défauts de souveraineté, la Guinée de Dombouya, le chef de la junte, aimerait les corriger mais dont on devine que la Russie saura en faire payer le prix par d’autres concessions minières, ou sur d’autres plans notamment militaires et politiques.
Russie pour l’aluminium, Chine pour le fer avec le gisement de Simandou, la Guinée se targue certes de sa « neutralité…dans un contexte de tiraillements entre puissances », selon les propos de Bah Oury, le Premier ministre guinéen, mais ses principales ressources ne lui appartiennent plus vraiment. Et si l’on observe son comportement politique sur la scène internationale, on pourrait considérer sa « neutralité » comme déjà bien orientée, malgré les propos politiques convenus sur toute dynamique pouvant « contribuer à l’apaisement, tant en Afrique que dans le reste du monde », selon toujours Bah Oury .
Congo-Brazzaville : un discours offensif contre l’Occident
Plus surprenant peut apparaître ce déplacement dans ce pays francophone d’Afrique centrale, dont le dirigeant depuis près de 30 ans Denis Sassou Nguesso est plutôt connu comme ayant dû son accession au pouvoir aux groupes pétroliers français (Elf puis Total). Mais les autocrates savent se reconnaître entre eux. Et c’est donc à Brazzaville que Lavroff a prononcé son discours le plus offensif contre « l’Occident », dénonçant en particulier son attitude en Ukraine, antienne connue, mais aussi en Libye, dont l’Occident serait également responsable du chaos actuel. D’où son soutien à l’initiative prise par le président Denis Sassou Nguesso d’organiser une conférence inter-libyenne, recevant en retour la « compréhension » du Congolais, pour la guerre menée en Ukraine et donc contre la volonté de l’Occident d’infliger « une défaite stratégique de la Russie ». La visite que rendra Nguesso à Moscou, d’ici quelques semaines, pourrait confirmer cette évolution d’alliances.
Ce déplacement de Lavroff apparait donc comme principalement à visée politique, même si le pétrole congolais, voire le bois (dont Wagner et ses substituts récents sont des exploitants dans d’autres pays) ne peuvent pas laisser indifférentes les autorités russes.
Burkina-Faso : en pays conquis
Au Burkina, Lavroff était déjà en pays conquis, tant les Russes y sont déjà présents et tant cette coopération militaire va s’étendre, comme l’a confirmé le ministre russe. Hommes et matériels y sont à l’évidence présents en nombre et selon lui, vont continuer à s’accroître. Pour le Burkina mais aussi pour le Mali et le Niger. Moscou souhaite ainsi clairement s’affirmer comme le parrain de cette nouvelle alliance des pays du Sahel. Pour autant aucun de ces trois pays ne parait mieux protégés de la menace djihadiste. Tous au contraire continuent à perdre du terrain face à eux. Quelques heures après la visite de Lavroff, s’est produit dans un village du Sahel burkinabé, un des massacres les plus sanglants ayant fait plus 138 morts, sans que l’on sache encore très bien quelles sont les victimes, soldats, terroristes ou civils. Presque au même moment, Ouagadougou a été le théâtre d’une importante manifestation visant l’ONU, accusée d’avoir vilipendé les Volontaires pour la défense de la patrie (VDP) mais visant aussi la France, sommée de trouver un autre site pour son ambassade, jugée beaucoup trop proche de la résidence du chef de la junte. Une orchestration qui ne doit probablement rien au hasard.
Tchad : la forte tentation d’une nouvelle alliance
La dernière étape, à N’Djaména au Tchad, n’était pas forcément la plus simple pour le chef de la diplomatie russe, même si des proches de l’ex-groupe Wagner avaient récemment apporté leur soutien à Déby, lors de l’élection présidentielle ayant confirmé son passage de chef de la junte à président officiel. Mais elle a confirmé le souhait de l’envoyé de Poutine d’étendre sa zone d’influence, à travers notamment la question de la Libye et du Soudan. Un demi-million de Soudanais se sont en effet réfugiés au Tchad depuis la guerre civile en cours, et même si officiellement le pays se déclare neutre, il abrite en fait les bases arrières du général Hemetti en guerre contre son rival Burhane, plutôt soutenu par les États-Unis.
Le président Déby qui s’est rendu à Moscou en janvier dernier, se plaint de ne pas être assez soutenu par la communauté internationale face à cet afflux de réfugiés, et pourrait donc être tenté par le soutien apporté par Moscou. Rien ne semble encore acté, tant Déby sait jouer du statut géostratégique de son pays, de la diversité de ses alliances, notamment du soutien toujours maintenu de Paris. Mais dans le contexte actuel, compte-tenu notamment des nombreux appels du pied de ses voisins du Sahel, il ne serait guère étonnant que s’opère un glissement stratégique du Tchad.
La visite de Lavroff était en fait placée sous le signe de deux exigences. Conforter toutes les alliances possibles sur le plan économique et militaire mais aussi, sur un plan politique, s’assurer du plus grand soutien possible des pays africains jugés les plus fragiles ou porteurs des plus grands griefs vis-à-vis de l’ancienne puissance coloniale française. L’échantillon de pays choisi n’était donc pas non plus exempt de cette préoccupation. Avec comme traduction immédiate, les dissuader de participer à toute conférence sur la paix en Ukraine, conduite par les puissances occidentales qui pourrait mettre la Russie en difficulté. Dont celle de cette fin de semaine en Suisse. Il semble bien que dans un grand nombre de pays africains, la diplomatie russe ait atteint son objectif.
On comprend mieux, du coup, les incertitudes du camp occidental, au-delà de la seule France, quant à l’impact de cette pression continue de la Russie sur ces pays africains. Au point, par exemple, que les États-Unis, désormais chassés du Niger pour leurs bases militaires, cherchent un repli du côté des autres pays du Golfe de Guinée moins soumis à une telle pression. En l’occurrence le Bénin et la Côte d’Ivoire, où le commandement américain pour l’Afrique s’est rendu récemment pour une telle négociation. Deux pays tentés par une telle collaboration, dans un contexte où les attaques djihadistes se poursuivent, notamment la plus récente, début mai dernier, dans le parc national du Pendjari, au nord du Bénin, ayant causé la mort de sept soldats béninois. Et rien n’interdit de penser que la France pourrait elle-même être poussée à une telle alternative si, du fait d’un retournement d’alliance, le Tchad venait à exiger le départ des troupes françaises de ses bases restantes.
D’où la perspective désormais esquissée, si l’on tient compte des implantations russes déjà solides en Centrafrique et en Libye, d’une zone sous forte influence russe, allant du Golfe de Guinée à la mer Rouge, via la Guinée, les trois pays de Sahel, Mali, Burkina, Niger, le Tchad, la Libye, le Soudan, la Centrafrique. De quoi convaincre Poutine non seulement qu’il n’est pas isolé mais que son futur empire africain est en train de se dessiner!
Jean-Paul de GAUDEMAR
16 juin 2024
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