CDD 104
DE
LA SYRIE AU TCHAD : LE REDEPLOIEMENT RUSSE EN AFRIQUE
Poutine a de la suite dans les idées. Un récent reportage d’ARTE a montré l’étonnante façon dont le fonctionnaire inoffensif choisi en 1999 par les oligarques russes pour succéder à Boris Eltsine avait peu à peu réussi à les éliminer et à les remplacer par ses propres hommes du gang de Saint-Pétersbourg, s’assurant ainsi un pouvoir absolu. Cette ruse et cette ténacité dans la conquête du pouvoir, Poutine sait aussi la mettre en œuvre dans ses velléités de conquête de l’Afrique. Cette fois, c’est un échec qui lui permet de rebondir. L’échec, c’est la chute du régime de Bachar-el-Assad en Syrie. De cette apparente victoire de l’Occident et de la Turquie dans ce nouveau Moyen-Orient également redéfini par la guerre entre Israël, le Hamas et les autres « proxys » iraniens, Poutine tire immédiatement la conséquence : il quitte la Syrie, notamment sa base de Tartous et redéploie le maximum de ses troupes en Afrique. Non pas à la va-vite, faute de ne pas avoir anticipé un tel départ mais selon un plan qui semble mûri de longue date. L’enquête conduite par Jeune Afrique et récemment publiée en témoigne clairement (voir Jeune Afrique du 11 février 2025).
Un plan préparé de longue date
On peut légitimement supposer que la chute de Bachar-el-Assad n’a ni surpris ni pris au dépourvu Poutine et l’état-major de l’armée russe. À l’évidence, ils n’ont pas voulu s’y opposer, sentant sans doute un rapport de forces trop défavorable.
Mais le plan démarre bien plus tôt. Probablement dès la mort de Prigogine, le chef des milices Wagner mais aussi plus largement du groupe Concord à la tête d’un petit empire africain (voir sur ce sujet mes nombreuses chroniques, notamment CDD 45 du 3 octobre 2023). Prigogine mort, Poutine reprend les rênes. Concord, dont Wagner, passe sous contrôle du Ministère de la Défense russe et de leurs services de renseignements (GRU) et réapparaissent sous l’appellation Africa Corps, curieuse réminiscence de l’armée de Rommel du temps des nazis.. Les hommes de Wagner sont parfois repris, parfois renvoyés et remplacés, l’essentiel étant leur loyauté à l’égard de Poutine. L’activité parfois un peu débridée de Prigogine et Wagner cède la place à une planification militaire planifiée, destinée à préparer méthodiquement la présence russe en Afrique sous le contrôle direct du Kremlin. Le point d’entrée le plus simple semble être la Lybie grâce au soutien que les Russes apportent au maréchal Haftar, l’un des maîtres d’une Lybie en proie au chaos. Contact est donc pris avec l’entourage du maréchal pour l’installation d’une base militaire logistique en Lybie et de constituer ainsi une grande base arrière permettant le développement d’un futur réseau d’autres bases. Le choix est fait d’une ancienne base aérienne du temps de Kadhafi, dans le sud du pays, Maaten-el-Sarra. Elle est située à proximité relative du Sahel, du Soudan, voire plus au sud vers le Tchad et la Centrafrique, bastion de longue date de Wagner et Concord. Un accord est signé entre la Russie et la Lybie d’Haftar. Dès le début de 2024, des travaux importants sont observés sur la base, notamment ceux concernant la réfection des pistes leur permettant d’accueillir des avions gros porteurs. Cette base est donc désormais en cours d’opérationnalisation. À tel point que la chute de Bachar le 8 décembre 2024 accélère le processus, puisque quelques semaines plus tard, le redéploiement des troupes russes de Syrie se fait en partie vers la Lybie via Benghazi, et là encore avec la complicité de Haftar. Le point d’entrée africain est donc désormais trouvé, ce sera Maaten-el-Sarra.
À partir de là, en tenant compte de la présence des supplétifs russes dans les trois pays du Sahel et en Centrafrique, un réseau militaire et logistique s’ébauche que la Russie s’apprête à consolider. Dans les plans à moyen et long terme de Poutine, il n’est pas interdit de penser qu’au cas où la guerre en Ukraine se termine, une partie de l’armée russe se dirige peu à peu vers ce nouveau front. On peut néanmoins estimer aujourd’hui la présence russe en Lybie à 1800 hommes compte-tenu du renfort venu de Syrie.
Une stratégie de conquête ?
La question est donc désormais de savoir à quelles fins Poutine destine ce réseau de bases en constitution. Les troupes russes dont Africa Corps sont déjà présentes dans les trois pays du Sahel, Mali, Burkina et Niger. Ils sont aussi présents au Soudan et surtout en Centrafrique. L’édification et la consolidation progressives de ce réseau de bases n’est donc qu’une question de temps, tant les gouvernements concernés sont favorables à cette présence. La situation est toutefois un peu plus complexe au Soudan où la guerre continue de faire rage entre les deux généraux Bourhane et Hemetti (voir notamment ma chronique CDD 89 du 20 octobre 2024). La diplomatie russe y est donc un peu plus prudente dans la mesure où l’issue du combat est encore incertaine. L’essentiel pour la Russie est en effet d’obtenir enfin leur base navale près de Port-Soudan, promise de longue date, bien avant ce dernier conflit.
Reste le Tchad qui déjà renvoyé chez eux, Français, autres Européens et Américains. Il permet d’asseoir encore plus fermement l’emprise russe sur cet ensemble africain pouvant s’étendre de l’Afrique du Nord à toute la zone sahélienne jusque vers l’Afrique centrale. Le rapprochement de N’Djamena avec Moscou est déjà en grande partie effectué, la diplomatie russe n’ayant pas ménagé ses efforts, surtout depuis le départ des Français. Mais Le président tchadien Mohamed Idriss Itno s’est rendu à Moscou début 2024 et amorce un virage stratégique suffisamment surprenant pour que la possible installation de troupes russes dans l’ancienne base militaire historique de Faya-Largeau ne soit plus simplement une hypothèse hasardeuse. Le motif premier en est sans doute le Soudan. On sait l’énorme afflux de réfugiés du Soudan vers le Tchad (plus d’un million et demi de personnes) et le chef de l’État tchadien, qui par ailleurs soutient Hemetti, peut-être dans la perspective d’une sécession du Darfour, considère que les Occidentaux sont sourds à ses demandes d’aide ; il s’est donc tourné vers Moscou comme il pourrait bientôt le faire vers la Chine. Belle opportunité pour Poutine, en train d’en faire son allié.
À ce stade, il est difficile d’aller plus loin pour deviner les intentions du dictateur russe. Mais cette stratégie mediterranéo-sahélienne voulant s’appuyer sur un réseau logistique et militaire allant de la Lybie au Tchad et à la Centrafrique semble prête à devenir rapidement opérationnelle. Qu’en fera Poutine dans sa volonté de puissance ? Surtout si la guerre en Ukraine s’approche de son terme
Les pays de la zone ont-ils choisi leur camp ?
Par certains côtés, on peut penser qu’un choix est en effet déjà fait et que la Russie s’est habilement emparée du chaos qui règne dans certains pays ou des conflits qui agitent fortement les autres. Mais ce ne serait pas non plus la première fois que l’état des forces géopolitiques se mette à nouveau à basculer d’un camp à l’autre. Les chefs d’État africains sont déjà passés maîtres dans l’art de faire monter les enchères. Mais dans la situation actuelle, il semble bien que la Russie soit devenue indispensable aux trois États sahéliens et à la Centrafrique pour jouer, au moins le temps des régimes actuels un rôle déterminant à la fois sur le plan sécuritaire comme sur le plan économique, la grande force des Russes étant leur maîtrise de tous les systèmes de corruption possibles. La situation est moins claire en Guinée ou au Tchad, a fortiori au Soudan. On pourrait même se poser la question pour le Sénégal, même si le rempart démocratique y semble plus solide.
À ce tableau, on doit également ajouter le nombre considérable d’accords de nature sécuritaire et militaire passés par la Russie avec une grande majorité de pays africains. Il est donc difficile de parler ici de « soft power » puisque ce sont surtout les armes qui parlent. Mais ce grignotage progressif de l’emprise russe ne peut manquer de confirmer à quel point l’Afrique apparait comme un des lieux privilégiés de la nouvelle guerre froide. Sauf si Trump continue à se désintéresser de l’Afrique. Ce qui serait surprenant, surtout sous l’emprise d’un Elon Musk, sud-africaine.
Jean-Paul de GAUDEMAR
16 février 2025
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