LA FIN DU MULTILATÉRALISME HEUREUX
CDD 118
LA FIN DU MULTILATÉRALISME HEUREUX
Ce n’est pas la guerre mondiale mais cela commence à y ressembler. On pourrait évoquer les multiples conflits qui déchirent la planète, dont certains semblent interminables et sont terriblement coûteux en vies humaines et en dégâts de toutes sortes. Mais en fait on veut parler de la mort progressive du multi latéralisme ayant présidé jusqu’ici aux échanges internationaux et réglé bien des conflits. Échanges économiques mais aussi politiques et diplomatiques. Sans doute s’agit-il d’une parenthèse heureuse née des horreurs de la IIe Guerre Mondiale. Cette parenthèse arriverait-elle à son terme ?
Le retour triomphal des égoïsmes nationaux
Trump, s’écriera-t-on peut-être ! Mais le phénomène se dessine déjà depuis plusieurs années, dont celles du premier mandat de Trump mais pas seulement. On avait vu s’affirmer certaines tendances du commerce international, notamment à travers les rapports de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC). Un des derniers rapports annuels de cette organisation montrait comment les flux d’échanges internationaux avaient déjà tendance à se concentrer entre les pays appartenant à des zones politiquement proches, comme si le marché se mettait brutalement à afficher des préférences idéologiques. Les tensions sur les marchés financiers exacerbées au moment de la crise de 2008, les années chaotiques qui suivirent l’invasion de l’Ukraine par la Russie dès 2014, le premier mandat de Trump, tous ces évènements n’ont fait qu’accentuer une tendance que le mandat de Joe Biden n’a pu apaiser qu’un instant. Outre la paralysie croissante de plusieurs grandes institutions multilatérales comme la banque Mondiale, le FMI ou l’OMC, sur le plan politique diplomatique, le plus frappant n’a cessé d’être l’impuissance de l’ONU à dénouer efficacement les principaux conflits de la planète. Dans quelque continent qu’ils se situent, en Europe, au Moyen-Orient ou en Afrique. Au même moment où le camp occidental ragaillardi après la chute du mur de Berlin en 1989 et de l’URSS en 1991 laisse entrevoir quelques fractures profondes, d’autres blocs se forment pour en contester la domination. Le plus important aujourd’hui est probablement celui des BRIC conduit par la Chine avec l’ambition de regrouper tous les pays non alignés parfois assimilé à un grand Sud virtuel... La nouvelle guerre mondiale, pour l’essentiel encore froide, qui pourrait se dessiner est faite de ces fractures multiples, au sein du camp occidental, notamment entre Etats-Unis et Europe, comme au sein des autres, notamment au sein des Brics quelles que soient par ailleurs les diverses alliances tactiques. Le multilatéralisme heureux de l’après deuxième Guerre mondiale semble donc avoir vécu.
Le deuxième mandat de Trump accentue fortement cette tendance, étant donnée la place centrale qu’occupent les États-Unis dans le commerce mondial. Ce ne sont pas seulement les augmentations de droits de douanes qui provoquent cet effet, bien qu’ils y contribuent en l’amplifiant. Le moteur principal est la remise en cause de l’intervention multilatérale elle-même. La doctrine Trump est donc celle qui, plaçant les États-Unis au centre du monde, ne peuvent plus concevoir leurs relations que sous la forme d’un « deal » entre deux partenaires entre lesquels se joue un rapport de force. On peut par là-même en déduire que ces brutales augmentations de droits de douanes ne sont qu’un outil pour forcer les autres pays à venir directement négocier avec les États-Unis, Washington profitant ainsi d’un double rapport de force, celui de la force de leur marché comme celui de la surprise de pays pris au dépourvu… Plus besoin de ces intermédiaires qu’implique tout multilatéralisme et que sont les institutions internationales ad hoc. Rompre avec lui signifie voir tous les pays forcés de revenir à la table, les plus faibles en suppliant et prêts à assumer leur vassalité, les autres d’autant plus rétifs que le leur permet le rapport de force. Et c’est bien ce qui semble s’être produit pour nombre de pays, même si la partie est plus difficile à jouer avec l’Europe, du moins si elle ne se divise pas. Même la Chine est venue à la table, après une escalade réciproque frisant le conflit ouvert. Mais la trêve momentanée est loin d’exclure les déclarations menaçantes des deux parties.
Si l’on cumule ainsi les effets constatés déjà sur longue période de l’affaiblissement du multilatéralisme avec ces derniers coups de boutoir de Trump, on comprend mieux le paysage désespérant sur lequel débouche aujourd’hui le commerce mondial et les multiples récessions qu’il peut impliquer. Le retour des égoïsmes nationaux que provoque la fin du multilatéralisme ne fera qu’aggraver les disparités de niveaux de développement et ne profitera (peut-être et pour combien de temps ?) qu’aux plus forts.
Quelles réactions pour l’Afrique ?
On comprend que tous les pays en développement s’alarment de ce bouleversement brutal même s’il était précédé de nombreux signes avant-coureurs. Le continent africain ne peut faire exception tant en quelques mois les coups ont été rudes. Le rappel en est impressionnant : l’instauration de droits de douanes d’un minimum de 10% pour tous et beaucoup plus élevés pour nombre de pays, parfois même extravagants, la très probable fin de l’accord de libre-échange avec les États-Unis (AGOA), la fin des aides apportées par l’USAID, la fin de la contribution apportée au Fonds d’Aide au Développement (FAD) de la Banque Africaine de Développement (BAD), et plus généralement les restrictions apportées à l’aide internationale. Tous ces concours au développement africain se chiffrent chaque fois en centaines de millions de dollars et obligent les pays à repenser leurs stratégies. Surtout si l’on ajoute à cela le nouveau retrait des États-Unis de l’accord de Paris et sa conséquence qui rendra encore plus difficile l’atteinte de l’objectif de centaines de millions de dollars pour l’adaptation du continent au changement climatique prévu lors de la dernière COP en 2024.
La sonnette d’alarme doit donc être tirée par tous les États africains. Mais entre les nombreux conflits existants, les échéances politiques permanentes, le poids des dettes accumulées, les fragilités de la plupart des économies nationales et leur faible degré d’intégration ou encore l’inefficacité de l’Union Africaine, le défi parait bien lourd à relever. Une tribune récente d’Aurélie M’Bida, journaliste à Jeune Afrique (Tribune du 5 mai 2025) se fait l’écho d’une telle situation en suggérant aux États africains de cesser de « tendre la sébile » aux pays donateurs. Cela suppose un énorme effort de développement que le contexte international semble bien décourager. Un tel scénario n’est certes pas impossible mais il nécessite tant de changements structurels, et surtout tant de comportements différents des élites nationales africaines et de leurs dirigeants politiques que l’on a peine à croire à son avènement, du moins à court terme. De ce fait, le scénario le plus probable est celui d’un recours accru aux puissances alternatives, dont celles que représentent les BRICS, Chine et Russie en tête, déjà bien dans la place en Afrique.
Comme par ailleurs, les États-Unis, et accessoirement l’Europe, continueront à tenter de nouveaux « deals » bilatéraux sur le continent autour des matières premières qui les intéressent, il en résultera un accroissement des tensions, pouvant livrer plus que jamais l’Afrique à la nouvelle guerre mondiale. Encore froide, mais demain ?